Portrait
« La ville doit arrêter d’artificialiser et de s’étaler »
Dans le livre “La Ville stationnaire”, Philippe Bihouix, ingénieur et spécialiste du low tech, invite à réfléchir à une autre façon de penser la ville. Avec ses coautrices, il propose diverses pistes pour arrêter de l’artificialiser, tout en la transformant. Entretien.
Sur la période 2016-2021, 350 000 logements ont été construits chaque année, pour une évolution démographique de 165 000 personnes. La solution n’est-elle donc tout simplement pas d’arrêter de construire ?
Philippe Bihouix : Ces chiffres indiquent que notre « machine » à fabriquer la ville déraille, mais c’est plus complexe que cela. Les situations de mal-logement et dans les zones tendues devraient même nous inciter à construire encore plus. Et depuis quelques mois, la baisse des mises en chantier, essentiellement pour des problèmes d’accès aux prêts, inquiète. Le ratio d’un habitant pour deux logements en plus s’explique par deux phénomènes. D’abord, la décohabitation – on est passés de 3,1 personnes par foyer dans les années 1960 à 2,2 aujourd’hui –, causée par les veuvages, les séparations, la proportion d’étudiants… Même à population stagnante, il faudrait continuer à construire. Ensuite, on construit du neuf et on vide des logements existants. Il y a en France de nombreux logements vacants – autour de 3 millions, en augmentation de 50 000 par an – , dans des territoires moins attractifs ou avec des situations compliquées (maisons de villages traversés par des routes, passoires thermiques…). Mais on trouve aussi des logements sous-occupés ou vacants dans les métropoles.
Quand on pense ville durable, on pense à la construction bois. Vous parlez dans votre livre de mirage de l’écoconstruction…
P. B. : La construction bois a progressé techniquement ces dernières années. Elle intéresse les industriels, car elle s’automatise mieux que la construction en terre par exemple. Or on sait désormais que même en augmentant les moyens de la sylviculture, il ne sera pas possible de trouver les ressources nécessaires pour construire en bois autant que l’on construit en béton. Et depuis 2020, s’invite en plus la question de la santé de la forêt française, plutôt mauvaise, en raison notamment des effets du changement climatique. Donc oui, il faut écoconstruire, mais certainement en se tournant aussi vers les nombreux gisements complémentaires : la terre, la pierre, la paille à développer en lien étroit avec l’agriculture…
Vous développez l’idée d’une ville stationnaire. Qu’est-ce que cela signifie ?
P. B. : Nous avons emprunté l’expression à l’économiste du XIXe siècle John Stuart Mill, un des rares à avoir pensé l’arrêt de la croissance économique sans en faire un drame. En résumé, passé un certain niveau de développement économique, on atteint un état stationnaire, tandis que le progrès humain (sciences, culture…), lui, peut se poursuivre. La ville stationnaire, c’est donc l’idée d’arrêter la croissance urbaine, d’artificialiser, de s’étaler au détriment des terres agricoles essentiellement. Cela ne signifie pas figer les villes, mais les transformer, les rénover, les adapter au changement climatique… Bref, proposer un autre horizon désirable et atteignable.
Comment fait-on ?
P. B. : D’abord, on peut remobiliser tout ce que l’on sous-utilise, par exemple en développant la multifonctionnalité des espaces publics. Pour les logements, les collectivités doivent travailler sur la sous-occupation en favorisant des mécanismes de recohabitation. Rien de simple, mais il existe des expérimentations : habitat intergénérationnel, partagé… On peut imaginer des incitations financières (une baisse de la taxe foncière, par exemple ?) si vous accueillez un étudiant chez vous alors que votre enfant fait ses études ailleurs. Ensuite, on peut créer des logements par densification « douce » : rehausse de bâtiments, division des maisons sous-occupées, avec la location d’une partie qui pourrait financer des travaux de rénovation énergétique… Enfin, il faut réinvestir le vacant. L’attraction des grandes villes est une tendance « naturelle », mais qui vide des pans de territoires : aujourd’hui, 15 % des communes n’ont jamais été aussi peu peuplées depuis le recensement de 1876. Il faut engager une réflexion sur un aménagement à l’échelle nationale et régionale, qui favorise une redistribution des populations, des emplois, des services, de l’offre culturelle et médicale, dans les villages, les petites villes, les sous-préfectures… – tout en ne (re)créant pas de villages-dortoirs !